Nos informations sur les ancêtres de la famille Lamy remontent à la première moitié du xviie siècle. Mais ne nous faisons pas d’illusions : les plus anciennes se réduisent, outre les noms des personnes, à des dates et à des lieux, puis au nombre d’enfants. Cela suffit pour savoir que toutes ces générations vivaient dans le département de la Mayenne, près de la ville de Mayenne, et même très précisément à Placé, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de cette sous-préfecture, ou dans les villages qui jouxtent Placé : Alexain ou La Bigottière. On n’assiste à aucun déplacement de la famille avant le xxe siècle ; les épouses elles-mêmes ne viennent pas d’ailleurs, ce qui laisse penser que ces ancêtres ne quittaient jamais leur terre pour faire le moindre voyage.
Laval se trouve à 20 km au sud de Placé ; Ernée est à l’ouest. Le village, qui possède un édifice de belle facture – la Guitterie (ou Guittrie) – semble dépourvu d’une histoire notable. Il compte aujourd’hui un peu plus de 300 âmes.
Sous l’Ancien régime, les ancêtres Lamy étaient de très "petites gens". Il est intéressant de voir comment, au xxe siècle, s’est produite, à chaque génération, une belle ascension sociale, principalement grâce à l’Éducation nationale : l’école (Michel et Louise), puis le lycée (Michel), l’Université et les Grandes Écoles pour ses enfants. Mais si l’on considère qu’un métayer est d’un rang social supérieur à celui d’un fabriquant de charbon de bois, ou qu’être cuisinière chez un bon patron est plus "avantageux" qu’être paysanne, ce mouvement d’ascension avait connu ses premiers frémissements dès la seconde moitié du xixe siècle. Les femmes ont été les premières à rompre – très modestement – l’incrustation locale et sociale.
L’observation de l’histoire de la famille met aussi en lumière la question des familles nombreuses – le nombre d’enfants, globalement, ira en diminuant – et de la mortalité infantile, consternante : certaines générations ont perdu en très bas âge jusqu’à 5 enfants sur 6. C’est évidemment sans compter les très probables fausses-couches et peut-être quelques enfants mort-nés qui n’auraient pas été inscrits à l’état-civil.
En route pour le xviie siècle !
Guy Lamy(vers 1630 ?…)
Guy Lamy s’est marié avec Marguerite Chenel. C’est malheureusement tout ce que nous savons de lui.
Jean Lamy(1658…)
Jean Lamy, né en 1658 à Placé, mort le 06/12/1728, avait au moins un jeune frère, Adrien, né le 15/07/1659. Jean s’est marié le 28/05/1689 avec Anne Beauvais (?/?/1669 – 02/02/1709). Le couple a eu 7 enfants.
Jean Lamy(1698…)
L’aîné des 7, selon la coutume, portait le prénom de son père. Né le 20/03/1690, il est mort au début de 1698, alors que le 6e allait voir le jour (03/03/1698). De ce fait, ce cadet a reçu le prénom du frère défunt, Jean. Nous verrons que cette coutume sera maintes fois mise en usage. La fratrie est composée du premier Jean, de Guy, Anne, Julien, Joseph (ces deux derniers étant des Lami, les seuls, sans qu’on sache pourquoi), puis du second Jean – celui qui nous concerne –, et enfin de Marie, née en 1706. Ce Jean-là se mariera avec Jeanne Le Bourdais (20/12/1694 – 01/02/1757) et mourra le 27/04/1740. Le foyer de Jean et de Jeanne verra naître 8 enfants, tous bien sûr à Placé.
Michel Lamy(1730…)
L’aîné, chose rare, ne porte pas le prénom de son père, mais celui d’un de ses oncles : c’est un Joseph (05/09/1721 – 23/02/1738). Mais le deuxième est un Jean (27/01/1724 – après 1764), la troisième une Jeanne (29/03/1726 – ?) et la quatrième une Marie (28/03/1729 – après 1765). Dans cette octave d’enfants, un Michel Lamy – le premier des très nombreux Michel à venir – arrive en 5e position. Il est né le 15/08/1730 et mourra le 28/10/1798. Le 16/06/1763, il a épousé Marie Bouhours (?/?/1729 – peut-être avant 1787). Dans la fratrie de ce Michel, il est bien possible que trois enfants soient morts peu après leur naissance : lorsque la date de décès n’est pas trouvée, c’est très mauvais signe. En ce qui concerne la 7e (Renée Françoise), nous savons qu’elle n’aura pas vécu six mois (20/05/1736 – 03/11/1736). Curieusement, elle portait le prénom de la sœur qui la précédait (Renée Lami – la seule –, 16/09/1734 – 23/11/1765), pourtant toujours vivante. Nous ne saurions expliquer cette étrangeté. Le dernier s’appelait François (30/09/1737 – ?). C’est le premier qui a reçu ce prénom dans la famille, et un de ses neveux, celui que nous allons maintenant évoquer, le portera également.
François Lamy(1767…)
Michel et Marie n’ont donné le jour qu’à une fille et deux fils. L’aînée, qui a reçu le prénom de sa mère (Marie [Madeleine]), n’a pas atteint la fin de sa première année (10/08/1764 – 13/07/1765). Le second a hérité du prénom de son père : Michel (31/05/1766 – 19/10/1837). Le dernier, François, est né le 15/12/1767 à Placé, où il mourra le 17/01/1820. Le 24/09/1793, il s’est marié avec Michelle Guérin (12/03/1769 – 25/09/1844). C’était pendant la Terreur révolutionnaire, en pleine guerre de Vendée, une semaine après la défaite républicaine de Torfou-Tiffauges et le vote de la "loi des suspects". Nous ne savons malheureusement pas comment le couple a traversé cette terrible période. Cela n’a pas empêché neuf petits Lamy (ou plutôt six Lamy et trois Lami) de venir au monde ! Mais la destinée de cinq de ces enfants sera particulièrement précaire.
Michel Lamy(1805…)
Comment François et Michelle ont-ils appelé l’aînée des neuf enfants à venir ? Michelle, bien sûr. Venue au monde le 5 vendémiaire An IV, c’est-à-dire le 27/09/1795, elle le quittera quasi-octogénaire (06/04/1875). Le deuxième, François, né le 16 floréal An VI (soit le 05/05/1798), bénéficia, lui aussi, d’une longévité relativement rare pour l’époque : à sa mort, le 25/08/1873, il avait 75 ans.
Mais la troisième, Jeanne [Perrine], née le 27 pluviôse An IX (soit le 16/02/1801) n’a vécu que 9 jours (6 ventôse An IX, soit le 25/02/1801). La quatrième, Marguerite [Perrine], née le 1er floréal An XI (21/04/1803), est morte avant ses 5 ans (15/09/1807).
C’est alors que naquit le cinquième, Michel [Jean] le 08/12/1805, qui épousera Marie Jolivier (09/08/1810 – 20/12/1858) le 23/04/1840.
Sont arrivés ensuite des jumeaux : Jean et une seconde Marguerite (12/03/1808) ; leur survie ne sera respectivement que de 9 et 8 jours (ce qui reste incertain pour Jean : un acte le fait mourir 5 ans avant de naître !). Après Joseph (01/10/1810 – 14/10/1882), le dernier des neuf enfants sera un second Jean [Baptiste] ; il mourra à un an et demi (25/03/1813 – 20/10/1814). Ainsi, une petite fille est morte à 4 ans et quatre bébés peu de temps après leur naissance.
D’après Michel, « la tradition orale rapportait qu’il [ce Michel [Jean]] fabriquait du charbon de bois, sans doute dans la forêt de Mayenne », et que « son fils fut associé à ce travail dans sa jeunesse ». Les actes d’état civil confirment ces dires puisque s’y trouve stipulé qu’il était "charbonnier". Incidemment, indiquons que la réputation de ces "charbonniers" pouvait être sulfureuse (ce que nous ne saurions dire pour ce Michel-là !). Ces hommes des bois inquiétaient, étant en quelque sorte des "hors-la-loi" naturels : vivant isolés dans la forêt, donc largement sans contrôle, soupçonnés de marauder le bois qu’ils traitaient, maniant le feu jour et nuit comme des diables, patibulaires parce que noirâtres, sorciers à l’occasion, ne disait-on pas que certains fournissaient la poudre à canon (charbon de bois + soufre + salpêtre) aux malfrats aussi bien qu’aux soldats réguliers, ou pire encore ? C’est à partir de cette image qu’a été forgée l’expression qui, de nos jours, a perdu de sa force et même son sens : « Charbonnier est maître chez lui ».
Notons que Julien et Jean, les deux derniers, ne s’appellent plus Lamy, mais Lami. Pour les Lami antérieurs à la Révolution, il faut supputer – car la chose n’était pas rare – quelque fantaisie ou inadvertance des ecclésiastiques rédacteurs des registres. Mais la Révolution est survenue et une nouvelle explication doit désormais être avancée. En effet, quelques années auparavant, avait été décapité le Roy ; si aucun roi n’avait encore succédé à Louis xvi, les deux épisodes de la Restauration étaient imminents. Comme maintes choses, l’orthographe – dont celle de bien des patronymes – avait brusquement changé. En l’espèce, du fait des étrangetés antérieurement rencontrées, accorder du sens à la substitution d’un "i" à l’"y" peut sembler n’être qu’une conjecture gratuite. Pourtant, cette remarque n’est certainement pas anecdotique en ce qui concerne le Lami suivant.
Louis ⥱ Michel Lami(1849 – 1921)
Ce Michel et cette Marie ont eu quatre enfants, tous des Lami. Il n’est pas difficile de deviner le prénom de l’aîné : Michel [Marin], qui a vu le jour le 29/04/1842, décédant à deux ans et demi (25/11/1844). Puis vint une fille le 20/01/1846. Comme sa mère, ce fut une Marie [Joséphine Michelle] ; elle vivra 16 ans (07/04/1862). La dernière sera Joséphine [Ernestine] (14/10/1851), qui ne survivra que 17 jours.
Entre ces deux filles, en 3e position, est né Louis [Michel] le 4 octobre 1848. Le 07 juin 1874, il épousera Rosalie Bréhard, née le 05 février 1853 à Alexain. Ils mourront septuagénaires.
Jusqu’à présent, ce sont les très patientes et très précises recherches généalogiques d’Annie Bienvenu qui nous ont fourni l’essentiel des informations. Mais les actes d’état-civil ne sont plus mis en ligne après 1901, ce qui explique que nous ne possèderons pas certaines des dates les plus récentes lorsque nous ne les aurons pas trouvées par ailleurs. Fort heureusement, nous pourrons désormais utiliser de plus en plus une deuxième source – le mémorandum de Michel. C’est par lui, par exemple, que nous savons, bien que notre généalogiste ne dispose plus des actes d’état-civil, que Louis [Michel] et sa femme Rosalie sont décédés « en 1921 et 1922 ».
C’est ce précieux document qui nous a fait écrire cette bizarrerie : "Louis [Michel]". Car appelait-on ce Louis (dont le nom est officiellement écrit Lami et non plus Lamy) par son premier prénom d’état-civil ou par son second, Michel ? Michel le désigne toujours par Michel et non par Louis. Est-ce dû à une méprise de son petit-fils – qui ne l’a pas connu vivant, mais qui, dans sa jeunesse, entendait ses aînés évoquer son souvenir et qui a dû laisser parler spontanément des réflexes bien ancrés en lui ? Certes non. Sur son acte de naissance, il s’appelle Louis en premier ; mais sur son acte de mariage, il est devenu Michel, restant Louis en second. C’est donc lui-même qui fit en sorte de devenir Michel [Louis] Lami. À cette époque (autour de la guerre de 1870), cela nous semble être beaucoup plus qu’une simple fantaisie. Qu’on nous permette de formuler une simple conjecture : n’aurait-il pas épousé la cause républicaine, marquant par cette inversion son refus de porter un prénom chargé à la fois du signe de la monarchie et de celui de Louis-Napoléon, devenu Napoléon III en 1852 ? et n’indiquait-il pas par le "i" à la place du "y" dans son patronyme que l’Ancien Régime était pour lui une chose dépassée ? Ce serait alors un "moderne" dans ce terroir traditionnaliste marqué par l’emprise très lourde de l’Église, localement très "réactionnaire", et sans doute une rupture avec la tradition familiale.
► En ce qui concerne le "i" et le "y", avouons qu’il y a tout lieu de s’y perdre : sur l’acte de naissance de notre Michel, le futur capitaine, le patronyme de son père, ce Louis Lami, est bien écrit, officiellement, avec un "i". Mais comment l’heureux papa signe-t-il lui-même son nom ? Louis Lamy ! Ses descendants seront désormais des Lami pour l’état-civil. Mais Michel et Louise signaient toujours leurs courriers avec un "y" ! Certains des documents les concernant seront orthographiés avec un "i" (la Légion d’Honneur, par exemple), d’autres avec un "y". À Saint-Mars-sur-la-Futaie, l’école porte le nom de "Michel-Lamy". Il est Lamy pour son inspecteur ou pour son régiment. C’est seulement à partir de Michel Lami que tous les Lami ont respecté sans faille l’orthographe de leur nom. ◄
Michel rapporte qu’« en 1870, [ce Michel ex Louis] fut appelé aux armées et participa aux actions de l’armée de Bazaine. Il fut donc bloqué dans Metz. Il aimait plus tard parler de ses campagnes et sur le manteau de la cheminée étaient accrochées de grandes images d’Épinal retraçant les grands faits de cette guerre. Revenu à la vie civile, il se fit métayer. »
Michel et Rosalie, mariés le 07 juin 1874 à Alexain, ont d’abord eu 3 filles :
• Eugénie [Rosalie] (02/04/1875 – 30/12/1952),
• Léonie (19/09/1876 – 18/11/1944)
• et Marie [Ténestine] (13/05/1878 – 01/03/1930),
puis un garçon, celui qui nous concerne au premier chef :
Michel, qui a vu le jour le 17 juillet 1885.
Ce benjamin n’est pas né comme ses deux premières sœurs à la métairie de la Quitterie à Alexain : juste avant la naissance de Marie [Ténestine], ses parents exploitaient désormais une nouvelle ferme, la Feuillée à La Bigottière (à 4 km d’Alexain et 6 de Placé). L’histoire ne dit pas si le nom de ce lieu-dit ravissait Michel qui était, aux dires de son petit-fils (Michel), "violemment anticlérical" (3e indice de son éventuelle "modernité") ! Toujours est-il qu’il semble avoir fort bien géré son affaire : le changement d’exploitation en est l’indice.
En 1885, pour mémoire :
Victor Hugo est mort moins de deux mois avant la naissance de Michel. Mémorables funérailles.
Onze jours plus tôt, Louis Pasteur avait pratiqué la première vaccination contre la rage.
Peugeot lance un vélocipède qui fera date.
Deux mayennais, natifs de Laval, sont en passe de devenir de grandes célébrités :
le peintre surnommé le "douanier Rousseau" ;
Alfred Jarry, qui n’a alors que 12 ans, va avoir comme professeur celui qui servira de modèle à son fameux Ubu Roi. Il est également connu pour avoir été un grand passionné du vélocipède. Cf. Le Surmâle.
C’était l’époque de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson. L’enseignement primaire était devenu gratuit et obligatoire, et les jeunes filles venaient d’accéder au bénéfice de l’enseignement secondaire d’État (1880). Les filles de Michel devaient certainement disposer de bonnes capacités intellectuelles : les deux aînées ont obtenu leur certificat d’études à 12 ans. Malgré cela, il n’était guère envisageable qu’elles fîssent des études plus poussées : cette perspective a peut-être semblé trop onéreuse pour le budget familial du métayer ; mais l’idéologie de l’époque à propos des filles, surtout dans les campagnes, empêchait peut-être aussi d’y songer (même en étant un "moderne"). Elles ont donc été "placées". En un sens, Eugénie et Léonie ont eu de la chance : elles devinrent cuisinières au service de la famille Denis à Fontaine-Daniel (commune de Saint-Georges-Buttavent, toujours en Mayenne, à une douzaine de kilomètres au sud-ouest d’Alexain). Dans la région, on ne pouvait pas trouver de meilleur établissement. Quoi qu’il en soit, deux d’entre elles furent les premières à échapper quelque peu – quelques années seulement pour Eugénie – à ce qui semblait être leur inéluctable destinée de paysannes.
La famille Denis
Il faut ici dire un mot sur la famille Denis et sur l’utopie industrielle et sociale à laquelle elle a donné corps, modèle de paternalisme. Ce sont les fameuses Toiles de Mayenne – dont la réussite depuis deux siècles fut telle qu’elles subsistent toujours.
Remontons à l’an 1205, époque où, entre les eaux de l’Anvore à l’est et la forêt de Salair, à 4 km de la ville de Mayenne, des moines cisterciens édifièrent l’abbaye Notre-Dame de Fons-Danielis (Fontaine-Daniel, aujourd’hui rattaché à la commune de Saint-Georges-Buttavent). Ils la dotèrent bientôt d’une immense église : elle rivalisait en taille avec la cathédrale Saint-Julien du Mans ! L’abbaye fut prospère jusqu’à la Révolution, où elle fut vendue comme bien national en 1796. L’église sera bientôt détruite.
En 1806, les vastes restes des bâtiments, les terres et l’étang furent rachetés par deux entrepreneurs parisiens, Jean-Pierre Horem et Sophie Aimée Josèphe Lewille, veuve Biarez. Ils avaient le projet de créer une usine de filature. Malgré la crise du secteur, leur choix tenait en partie au fait que la région de Laval possédait une longue tradition en traitement des textiles. On dit qu’elle aurait été apportée à la fin du xiiie siècle par des ouvriers flamands, particulièrement experts en blanchissage. Aux alentours, on produisait aussi du lin depuis fort longtemps.
Les nouveaux propriétaires construisent un premier bâtiment, le "Vieux manège", pour la production de la filature. Une roue hydraulique entraînée par les eaux d’un chenal fournit la force motrice ; des chevaux peuvent suppléer à l’occasionnelle insuffisance du débit. L’entreprise connaît très rapidement un grand succès. Elle fournit même des métiers à tisser aux paysans et ouvriers de la région. Des comptoirs sont créés pour la gestion des stocks. Sept ans après le lancement de l’entreprise, on compte déjà 40 ouvriers à la filature, 430 au tissage à Fontaine-Daniel même, et 450 hors les murs.
En 1814, comme Jean-Pierre Horem épouse une anglaise, Sensitive Armfield, petite fille d’un manufacturier. La jeune femme venait de créer une société de filature de laine à Vire (Calvados). L’association avec Sophie Lewille prend fin, à l’amiable. Alors que l’entreprise continuait de prospérer, J.-P. Horem meurt en 1828. Le couple n’a pas de descendants. Sensitive, héritière de la totalité des biens, n’est aucunement embarrassée pour diriger seule l’affaire ; elle le fera pendant quarante ans. Plus tard, on rapportera d’elle « qu’elle partait seule, à cheval, chercher la paye des ouvriers à la ville… avec deux colts sous ses jupes ». Calamity Jane en Mayenne !
C’est alors que les Denis entrent en scène. La "patronne" avait une nièce, Élisabeth Armfield, qui épousa en 1830 un marchand de vin en gros à Paris : Martin Denis. Très intelligemment, elle lui fait appel pour diriger l’usine, ainsi qu’à son frère Louis-Charlemagne, à qui la responsabilité du domaine est dévolue. Martin Denis modernise la production. Il fait installer une machine à vapeur (une "pompe à feu") et des machines à tissage mécanique. En 1838, 500 à 600 ouvriers font fonctionner 10 000 broches.
Le plus intéressant, ce sont les innovations sociales de Martin Denis : il crée sur place une école gratuite pour tous, garçons et filles, et laïque. On se souvient que c’est l’époque de la loi sur l’instruction primaire de François Guizot (1833). En tant que directeur, il prend en charge la construction des bâtiments. Le maître est payé par la veuve Horem. Ses exigences en matière scolaire sont très rigoureuses. C’est aussi un exemple de "patronage" (qu’on appellera plus tard "paternalisme") : on ne se contente pas d’instruire, mais aussi d’éduquer, même les familles. Par exemple, cette école ayant été rendue obligatoire par Martin Denis jusqu’à 14 ans, il arrivait que celui-ci se permette, lors d’une harangue un dimanche, de dénoncer l’absentéisme et d’annoncer des mesures drastiques : il menaçait d’une amende les parents dont les enfants n’allaient pas à l’école.
Il fait construire des bâtiments collectifs pour loger ses ouvriers (à partir de 1832). Plus tard seront installées des boutiques, comme une boulangerie en 1862.
Une crise survient en août 1860. Pour faire face à la concurrence anglaise, la veuve Horem, qui dirige à nouveau seule l’entreprise, décide de réduire d’un dixième le salaire de ses 150 tisserands. Mécontents, ces derniers, qui travaillent à la tâche et gagnent de 22 à 45 francs par quinzaine, selon les postes, décident, le 24 août, de se mettre en grève. C’est l’alarme. Le sous-préfet de Mayenne se rend aussitôt à Fontaine-Daniel, accompagné du procureur impérial et du capitaine de gendarmerie. Il joue les médiateurs avec succès : « Un usage qui a force de loi dans le ressort du Conseil des Prud’hommes de Mayenne veut que les ouvriers ne puissent quitter l’atelier qu’après avoir prévenu le directeur une quinzaine à l’avance. Madame Horem en réclamait l’application et sur mon observation que cet engagement devait être synallagmatique, en ce sens qu’il ne devait pas être loisible au maître de changer les conditions de travail sans que les ouvriers fussent prévenus, elle a consenti à maintenir les anciens salaires jusqu’à l’expiration de la quinzaine commencée hier ». Aucun mouvement de grève ne sera plus enregistré à Fontaine-Daniel.
Ce très bref conflit détermine madame Horem, alors âgée de 68 ans, à passer la main. Gustave Denis, fils de Martin, est un candidat idéal à la succession. Ingénieur de l’École centrale des Arts et Manufactures, il a commencé sa carrière professionnelle à Amilly (Loiret) dans une filature de soie. Il revient à Fontaine-Daniel en 1858.
En juillet 1860, à Montmorency, il épouse Eugénie Reine Merle d’Aubigné, née à La Nouvelle-Orléans. Par son père, Ami Merle d’Aubigné, affréteur et consul de Suisse, elle est issue d’une famille de calvinistes français (descendants du poète Agrippa d’Aubigné) réfugiée à Genève.
En 1862, Gustave Denis rachète avec sa femme l’entreprise textile à Sensitive Armfield et la dirige pendant près de cinquante ans. Il sera également maire de Saint-Georges-Buttavent, président du conseil général de la Mayenne pendant trente ans et sénateur.
Chez les Denis, se trouvaient des valets de chambre, notamment deux frères : Pascal et Etienne Quinton. Eugénie épousa Pascal, et Léonie Étienne. Michel précise : « Il n’était pas recommandé, dans leur situation, d’avoir des enfants et, de fait, elles n’en eurent pas. Les deux ménages Quinton se constituèrent assez rapidement un pécule suffisant pour quitter leur emploi. »
Il ajoute : « Eugénie Lami et Pascal Quinton achetèrent, avant la guerre de 1914, une petite ferme à Placé, au lieu-dit "La Grippe" et la firent valoir tant qu’ils en eurent la force, puis ils la cédèrent à "La Providence" de [la ville de] Mayenne, maison de retraite où ils finirent leur vie, Eugénie, vers 1952, âgée de 77 ans et Pascal, en 1954, âgé de 87 ans. »
« Léonie Lami et Etienne Quinton préférèrent acheter des obligations et des actions et vécurent à Mayenne une vie de petits rentiers, vie rendue difficile par la dévaluation du franc après 1918. Ils moururent avant leurs aînés. »
« La troisième fille Lami, Marie, épousa un cultivateur, Pierre Chesnel et ils s’établirent dans une métairie de Placé : "La Bletterie". Ils eurent quatre enfants : 3 filles et un garçon [ndlr : comme les parents de Marie]. Tous, à leur tour, ont eu de nombreux enfants ; l’aînée des filles, Marie-Louise, en a eu même neuf. » Cela permet d’imaginer des cousinades fort bien fournies !
Nous pouvons maintenant nous consacrer au quatrième enfant, l’unique fils, celui qui nous concerne ici :